Production de connaissances scientifiques dans la conception

Les démarches de conception, sources de renouvellement des connaissances scientifiques dans le champ de l’agroécologie

L’innovation est devenue une priorité dans l’orientation stratégique de nombreux instituts de recherche agronomique, mais celle-ci reste implicitement présentée comme une conséquence de la production de connaissances scientifiques, comme ce qui découle de la valorisation de connaissances existantes. Une étude de 9 projets de recherche, mobilisant des démarches de conception et aboutissant à une innovation, nous amène à montrer que des connaissances scientifiques, souvent originales, sont bien produites tout au long de la conception

Pour de nombreux instituts de recherche agronomique, l’« innovation » est devenue un enjeu clé de l’orientation stratégique, notamment pour faire face aux défis posés à l’agriculture par les nouvelles attentes sociétales et les performances multiples visées (agronomiques, économiques, sociales, environnementales). Pourtant, l'accent reste mis sur la production de connaissances en amont, ce qui est conforme à la vision classique de l'« innovation » : un résultat qui découle linéairement de la production et du transfert de connaissances. Nous proposons, bien au contraire, de voir l’innovation dans son processus et d’interroger la manière dont elle transforme la production de connaissances scientifiques. Ainsi, même si les itérations entre la production de connaissances et la définition des problèmes de conception sont mentionnées dans la littérature, peu d'attention a été accordée aux conditions et aux spécificités de la production de connaissances scientifiques sur le fonctionnement des agroécosystèmes pendant et par les processus de conception.

Nous avons réalisé une étude de cas comparative de 9 projets qui incluent des processus de conception et qui ont produit une ou plusieurs « innovations » dans le champ de l’agroécologie (ex. itinéraires techniques bas intrants, règles d’association de variétés pour des peuplements pluri-variétaux), et menés par des chercheurs agricoles (agronomes, généticiens, physiologistes des plantes, écologues). Les études de cas varient en termes de durée (de 3 à 15 ans) et d'échelle spatiale (de la parcelle au paysage). L’analyse combinait des entretiens semi-directifs avec les chercheurs porteurs de chaque démarche de conception, avec une analyse documentaire (articles, thèses, publications techniques, projets ou rapports de recherche).

Nos résultats montrent que la production de connaissances scientifiques originales et génériques sur le fonctionnement des agroécosystèmes est, dans tous les cas étudiés, également un produit du processus de conception. Temporellement, ces productions de connaissances ont lieu à différents moments du processus de conception. L’originalité des connaissances produites est liée en partie à la prise en compte d’une action visée (et non pas seulement de la production d’une connaissance sur le fonctionnement du système étudié), et en partie à l’évolution des représentations qu’ont les chercheurs au cours du processus de conception, que ce soient des représentations des processus d’intérêt dans l’agroécosystème (ex. elle incluent des objets auparavant ignorés ou négligés), ou bien des actions que l’on peut avoir dessus. Ces nouvelles représentations, comme nous le montrons, se construisent progressivement au cours d’itérations entre les formulations successives de ce qu’est l’objet souhaitable et celles des besoins de connaissances. Enfin, nos résultats soulignent le rôle des confrontations aux situations réelles d’action dans l’évolution de ces représentations. Ces confrontations prennent souvent la forme de diagnostics de la variabilité des situations (ex. diagnostic des usages, diagnostic agronomique).

Ces résultats permettent de discuter de la spécificité des connaissances scientifiques produites au cours et par des démarches de conception engagées par des chercheurs avec différents acteurs de la profession agricole. En particulier, nous montrons qu’à côté de connaissances situées, valables et utilisables principalement dans les contextes du processus d’innovation, des connaissances plus génériques sont produites, voire ouvrent de nouveaux champs de connaissances. Par ailleurs, nos résultats permettent de discuter les approches des processus de problématisation au cours de la conception. Souvent interprétée comme une répétition de boucles entre l’identification du problème, la génération de solutions, et enfin l’implémentation des solutions, nous montrons que l’implémentation est elle-même motrice de la production de nouvelles connaissances, et n’entraîne pas seulement l’affinement d’un prototype.

Voir aussi

Webinaire IDEAS du 5 nov. 2020

Quentin Toffolini, Marie-Hélène Jeuffroy, Jean-Marc Meynard, Julie Borg, Jérôme Enjalbert, Arnaud Gauffreteau, Isabelle Goldringer, Amélie Lefèvre, Chantal Loyce, Philippe Martin, Chloé Salembier, Véronique Souchère, Muriel Valantin-Morison, Gaëlle van Frank, Lorène Prost, 2020. Design as a source of renewal in the production of scientific knowledge in crop science, Agricultural Systems, Volume 185, 102939, ISSN 0308-521X, https://doi.org/10.1016/j.agsy.2020.102939.